Le roi (examinant une carte) : Avec leurs chers travaux, ces messieurs de l’Académie me prennent plus de territoire que tous mes ennemis réunis.
Nous sommes au début des années 1680, Louis XIV donne audience aux éminents membres de l’Académie des sciences fondée quelques années plus tôt par Colbert. Après plusieurs mois de voyage sur les côtes de France, deux de ses membres, l’abbé Jean Picard et Philippe de la Hire viennent d’achever la nouvelle carte des contours du royaume et la présentent au roi ; ils lui montrent une France bien plus étroite que celle figurée par les cartes antérieures. C’est ce « rétrécissement » qui aurait donné lieu à la remarque de Louis XIV. Le roi continue cependant à financer les travaux de l’Académie et de son plus important outil, l’observatoire de Paris, dirigé depuis sa fondation, par Jean-Dominique Cassini, ancêtre d’une véritable dynastie qui règne sur l’astronomie française et une part important de la production cartographique pendant plus d’un siècle.
La carte de Picard et La Hire marque une rupture essentielle dans l’histoire de la production cartographique française. Avec la détermination du périmètre du royaume, sa cartographie ne peut plus procéder, comme c’était le cas auparavant, par simple addition des connaissances locales. Les pièces du puzzle sont tenues d’entrer dans un cadre déterminé. Pour l’établir, les auteurs ont suivi une méthode mise au point par Cassini en observant l’occultation des satellites de Jupiter.
Simultanément, Picard nourrit un projet plus ambitieux, après avoir contribué à la mise au point de nouveaux instruments de mesure, il propose de renouveler la carte de France par une opération alors inédite : un relevé triangulé de l’ensemble du Royaume. Alors que les cartes sont jusqu’alors établies sur la base de mesures de distances, Picard propose de mesurer des angles par des visées à longue distance. Les premiers travaux sont engagés au milieu des années 1680 mais c’est un travail de longue haleine dont ni Picard, ni Cassini ne verront le terme. C’est seulement au siècle suivant, en 1744, que tout le royaume est couvert. Pendant cette période, Picard et Jean-Dominique Cassini sont décédés, mais Jacques Cassini, fils de Jean-Dominique, assure la succession de son père en 1712 – et dirigera l’Observatoire jusqu’à son décès.

À partir de ce moment-là, la production cartographique française est encadrée – au sens propre du terme – par les grands triangles des travaux initiés par Picard, soixante ans plus tôt. La cartographie sera désormais établie par division du territoire, sur la base de triangulations de second et de troisième ordre. Les bases d’une carte entièrement renouvelée sont posées, il reste à effectuer les mesures d’angle secondaires et les relevés topographiques.
Trois années seulement après l’achèvement de la triangulation et bien avant la publication de ses résultats, César François Cassini, petit-fils de Jean-Dominique et fils de Jacques, convainc le roi Louis XV de soutenir financièrement la préparation d’une carte détaillée du Royaume. Les 2 premières feuilles – Paris et Beauvais – sont publiées dès 1756 ; ensuite, chaque année apporte son lot de nouvelles feuilles. Il s’agit de la célèbre carte communément désignée « carte de Cassini ». La première carte de France établie sur une base géodésique. Comble du succès pour César François, c’est également en 1756 qu’il succède à son père à la direction de l’Observatoire.
La carte est partagée en 181 feuilles gravées en taille douce à l’échelle d’une ligne pour 100 toises – un centimètre sur la carte correspond à 860 mètres sur le terrain. Ce rapport de réduction permet de figurer les zones urbanisées depuis les grandes villes jusqu’aux plus petits villages, les châteaux, le réseau des routes, les cours d’eau et les aménagements hydrauliques. Il distingue également les bois et les terres non exploitées par des poncifs particuliers. En revanche, la piètre connaissance relative au niveau des mers – on ignore les altitudes respectives de la Méditerranée, de l’océan et de la Mer du Nord – la faiblesse des instruments de nivellement disponibles et le manque de moyens ne permettent pas d’effectuer le relevé des altitudes. Ainsi, les principales pentes sont figurées par des hachures assez sommaires.
Suivant son plan initial, Cassini envisageait de publier dix nouvelles feuilles chaque année. Pour y parvenir il devait disposer d’autant d’équipes de deux topographes chacune et des instruments nécessaires. Il ne lui a pas été possible de rassembler de tels moyens ; Cassini peine également pour recruter des graveurs. À partir du milieu des années 1750, les difficultés logistiques sont renforcées par les problèmes financiers du royaume ; le roi cesse de soutenir l’entreprise. Cassini développe alors une compagnie privée qui compte une cinquantaine d’associés dont la prestigieuse madame de Pompadour. En cumulant les apports financiers des associés avec ceux des provinces et des généralités (Guyenne, Bresse, Bretagne…), ceux des souscripteurs et les revenus de la vente des feuilles déjà publiées à l’unité, les comptes de l’entreprise s‘équilibrent et elle parvient à publier huit nouvelles feuilles par an au tournant des années 1750-1760.
César-François Cassini meurt en 1784, la compagnie est reprise par son fil, Jean-Dominique. Suivant le bilan qu’il dresse au lendemain de la Révolution, il resterait alors encore quinze feuilles à publier mais la nouvelle chambre ne lui en laisse pas le temps. Avant même la Révolution, les ingénieurs géographes militaires voient d’un mauvais œil que la cartographie – affaire éminemment stratégique – soit gérée à une compagnie privée. En 1893, au titre de la confidentialité des informations qu’elle porte, la carte – les manuscrits, les cuivres et les exemplaires neufs – est confisquée par la Convention au profit du Dépôt de la guerre qui se charge d’achever, de compléter et de publier l’ensemble des feuilles.
Ce transfert ne nuit pas à la carte dans la mesure où il lui confère la qualité d’un document stratégique et que plusieurs feuilles sont complétées par le Dépôt de la guerre. Par ailleurs, dès le début des années 1890, plusieurs éditeurs privés, dont les plus importants sont Louis Capitaine et Pierre-Gilles Chanlaire, publient des cartes dérivées de la carte de Cassini à des échelles plus petites, ces publications sont-elles mêmes reprises par d’autres éditeurs pour donner lieu à une multitude de cartes, topographiques ou thématiques, qui occupent la scène cartographique française de la première moitié du XIXe siècle.
À partir de 1832, la publication des premières feuilles de la carte d’état-major, qui figure le relief avec la plus grande précision alors envisageable, déclasse la carte de Cassini. Ses heures seraient alors comptées si l’état-major n’avait pas rencontré des difficultés qui repoussent l’achèvement de sa carte au début des années 1860. Jusqu’à ce moment-là, les feuilles de Cassini sont en service pour les régions qui restent à couvrir par la nouvelle carte.
Jean-Luc Arnaud